Management : l'inéluctable retour au réel

Le monde du travail se trouve à l'épicentre des mutations contemporaines. Au coeur de tous ces changements, l'entreprise n'est pas une réalité désincarnée. Elle constitue une communauté et une aventure humaines que doivent faire vivre les managers. Ceux-ci ne doivent pas être les animateurs d'un petit bonheur tiède au travail, mais de vrais chefs redonnant du souffle et une certaine dimension épique au management.
11:0027/06/2018
Rédigé par FFB Nationale
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Batiment Actualité Numéro 11 | Juin 2018

La crise, écrivait le penseur révolutionnaire italien Antonio Gramsci, est ce qui sépare l'ancien du neuf. » Nous y sommes. Rien ne sera plus comme avant. La crise qui s'est déclenchée voici maintenant dix ans oblige à des remises en cause profondes qui ne sont, hélas, pas encore venues. Depuis 2008, l'entreprise, comme du reste la plupart des institutions, a voulu croire qu'il ne s'agissait que d'un accident de parcours, une tempête passagère, exigeant tout au plus de faire le dos rond en attendant que la croissance revienne et que tout redevienne comme avant...

Écouter les managers, messagers du réel

Il faut pourtant se détromper. En 2008, c'est tout un monde d'illusions qui s'est dissipé, révélant les béances d'une crise non seulement financière mais économique, sociale, politique et morale. Face à ce vertige, il serait vain de vouloir se raccrocher aux repères et aux certitudes d'hier. Un monde nouveau est en train de naître sous nos yeux. Il est porteur de défis, de compétitions et même d'affrontements qui ne peuvent être relevés sans de nouvelles visions, de nouveaux modèles et de nouvelles valeurs.

 

Ce tourbillon concerne tous les citoyens et tous les décideurs. Mais il concerne probablement plus encore les managers, tant le monde du travail se retrouve au cœur de toutes les mutations et de tous les enjeux qui traversent aujourd'hui nos sociétés. Par chance, ces hommes et ces femmes sont probablement les mieux armés pour affronter ce nouveau monde. Depuis des années déjà, ils ont pu mesurer le basculement qui s'est produit. Ils ont affronté, dans une solitude qui les honore, les difficultés que d'autres ne voulaient pas voir.

« Dans une société qui se réfugie volontiers sous l'édredon de l'idéologie, les managers sont des messagers du réel. »

Dans une société qui se réfugie volontiers sous l'édredon de l'idéologie, les managers sont des messagers du réel. Voilà pourquoi les solutions managériales à la crise que nous affrontons ne sont pas à rechercher dans la prose indigeste ou flamboyante des gourous du management qui, depuis Harvard, Stanford ou Palo Alto, bombardent l'entreprise de mots qui sont autant d'armes de diversion massive. Pour imaginer le modèle managérial de demain, l'entreprise devrait plutôt écouter les idées, les aspirations, les requêtes que les managers formulent au sein des laboratoires du réel que sont les ateliers, les bureaux, les usines et les chantiers. Car c'est là que s'élabore, avec la puissance d'un profond courant souterrain, le management de demain.

Retrouver l'entreprise-communauté humaine

Preuve qu'ils perçoivent parfaitement les dérives qui ont abouti à la crise de 2008, les managers souhaitent avant tout que l'on retrouve une juste vision de ce qu'est une entreprise. Sous l'influence de penseurs macroéconomiques obsédés de considérations financières, l'entreprise s'était progressivement désincarnée. À l'image des théories des économistes Michael Jensen et William Meckling, elle avait fini par être considérée comme un simple « noeud de contrats » et une « fiction légale » n'ayant pas d'existence propre et donc pas de réelles frontières avec le marché, si bien que sa vocation était de s'y soumettre voire de s'y dissoudre 1.

 

Cette conception artificielle heurte évidemment le bon sens et jusqu'à la sensibilité des hommes et des femmes qui vivent l'entreprise au quotidien. Comme l'écrit Xavier Fontanet, ancien PDG d'Essilor, « une entreprise est certes une communauté d'employés et d'actionnaires en relation quotidienne avec ses fournisseurs et ses clients. Mais pour nous, la réalité de l'entreprise va beaucoup plus loin. Une entreprise c'est aussi une histoire, un métier, un projet, un risque et des valeurs?; ce quelque chose de plus difficile à exprimer est pourtant fondamental » 2.

 

« Pour reprendre une distinction usuelle en sciences humaines, le management de demain devra se souvenir que l'entreprise n'est pas une simple Gesellschaft, une société fondée sur l'intérêt individuel, le calcul et la compétition, mais également une Gemeinschaft, une communauté unie par des liens fraternels. »

Pour reprendre une distinction usuelle en sciences humaines, le management de demain devra se souvenir que l'entreprise n'est pas une simple Gesellschaft, une société fondée sur l'intérêt individuel, le calcul et la compétition, mais également une Gemeinschaft, une communauté unie par des liens fraternels et transcendée par une histoire, une culture, une identité, des fiertés et des espoirs partagés. Comme l'écrit Didier Pitelet, expert en réputation pour diverses firmes, « l'entreprise a oublié depuis trop longtemps qu'elle est avant tout une grande aventure humaine, à 20 comme à 100 000 salariés. Les technocrates de la rentabilité doivent défaire leur cravate pour redevenir de vrais chefs de tribu » 3.

Refaire du travail une aventure

De la sorte, l'entreprise renouera avec les véritables aspirations de ses membres. En effet, les entrepreneurs qui risquent tout pour créer leur boîte se sont-ils vraiment dit, un beau jour, « cette fois, je me lance, je crée un 'noeud de contrats'?! »?? Les managers et les salariés qui se lèvent le matin pour produire des automobiles, construire des ponts, transporter des marchandises, remplir les rayons d'un supermarché, concevoir de nouveaux médicaments, soigner des gens, envoyer des satellites en orbite, assurer le transport de voyageurs, faire tourner une usine, fonctionner une administration ou gérer un chantier ont-ils le sentiment de contribuer, par leur travail et leurs efforts, à une simple « fiction légale »??

« Pour l'immense majorité des dirigeants, des managers et des salariés, l'entreprise n'est pas seulement un moyen de gagner sa vie. »

Poser la question, c'est y répondre. Pour l'immense majorité des dirigeants, des managers et des salariés, l'entreprise n'est pas seulement un moyen de gagner sa vie mais celui d'accomplir des choses grandes, belles ou simplement utiles qu'ils n'auraient pas pu réaliser seuls. Le management de demain devra revaloriser la dimension épique et héroïque du travail, en rejetant la vision mièvre du bonheur professionnel qui débouche sur un « maternalisme » encore plus infantilisant que le paternalisme d'antan. Au travail, les hommes et les femmes n'aspirent pas à être choyés, dorlotés ou consolés. Ils veulent, au contraire, être considérés comme des êtres autonomes et responsables, capables de prendre des initiatives, de relever des défis et de contribuer à des œuvres collectives qui les dépassent et dont ils retirent de la fierté. S'il est donc légitime, pour un manager, de se soucier du bonheur de ses collaborateurs, mieux vaut qu'il ait une juste vision de la nature du bonheur humain.

 

« Le bonheur ce n'est pas de rester assis à regarder le mur. Cela, c'est ce que les gens font quand ils s'ennuient. Or, les gens détestent s'ennuyer. Les êtres humains sont plus heureux quand ils sont challengés avec intelligence, quand ils poursuivent des objectifs difficiles mais pas impossibles à atteindre », affirme Daniel Gilbert, professeur de psychologie à Harvard 4. Le management devra ainsi concilier bienveillance et exigence, en se souvenant qu'à l'instar des sportifs, des artistes et des scientifiques, les travailleurs sont mus par l'envie de progresser et de se dépasser. Dans le management des hommes, la passion devra demain prendre le dessus sur la compassion.

Redécouvrir les vertus de l'autorité

 

Les managers ne veulent pas se transformer en assistantes sociales, gentils animateurs ou nourrices... Ils aspirent inconsciemment à redevenir ce qu'ils sont : des chefs?! Et ce voeu silencieux répond pleinement aux attentes de leurs collaborateurs. Il ne faut en effet pas s'y tromper : dans l'entreprise, comme dans l'ensemble de la société, c'est à la base que la demande d'autorité se fait la plus pressante.

« Les managers ne veulent pas se transformer en assistantes sociales, gentils animateurs ou nourrices... Ils aspirent inconsciemment à redevenir ce qu'ils sont : des chefs ! »

Fin observateur de la métamorphose des valeurs au fil du temps, le philosophe Michel Lacroix estime que nous assistons, à cet égard, à un mouvement de balancier historique : « Au milieu du XXe siècle, les baby-boomers, que l'on appelle aussi les soixante-huitards, ont contesté l'autorité sous toutes ses formes, à l'école, dans la famille, dans l'entreprise, etc. Au-delà d'un certain folklore marxisant, la 'révolution de mai' a en effet représenté, plus profondément, un mouvement libertaire exprimant une volonté d'émancipation à l'égard des pouvoirs institués de l'époque. Or, il est patent que ce cycle historique, concomitant aux Trente glorieuses, est désormais clos : le balancier est reparti dans l'autre sens si bien que nos contemporains manifestent maintenant une demande d'autorité 5. »

 

Sur le terrain de l'entreprise, ce mouvement résulte aussi d'une cruelle désillusion. Chacun a pu vérifier que l'effacement des chefs n'a pas tenu ses promesses tant il a débouché sur une société dans laquelle la contrainte et le contrôle prennent des formes plus subtiles qu'auparavant. En effet, à mesure que les chefs disparaissent, les normes, les process, le reporting croissent sans frein, nourrissant un soupçon : et si l'effacement des chefs était finalement une feinte de l'autorité, une façon pour elle de se mettre hors de portée de ceux à qui elle s'impose??

« On se prend à espérer le retour de supérieurs assumant leurs décisions, même lorsqu'elles sont impopulaires. »

Cette hypocrisie ambiante nourrit désormais une vive nostalgie pour des formes plus archaïques d'autorité. Sur le terrain, surtout dans les secteurs valorisant la dimension virile du travail, on regrette maintenant « les chefs qui en ont ». On se prend à espérer le retour de supérieurs assumant leurs décisions, même lorsqu'elles sont impopulaires. Les salariés ne supportent plus les supérieurs lointains, inaccessibles, fuyants ou impuissants. Le management de demain devra favoriser l'éclosion de « vrais chefs », c'est-à-dire des hommes et des femmes présents, engagés et surtout courageux?; des supérieurs à qui l'on puisse s'adresser et même, le cas échéant, se confronter.

« Le management de demain devra favoriser l'éclosion de 'vrais chefs', c'est-à-dire des hommes et des femmes présents, engagés et surtout courageux. »Élaborer des projets collectifs

 

Les managers savent que le retour en grâce des chefs manifeste aussi un profond désir de repères et de perspectives. Pour reprendre une distinction établie par Bertrand de Jouvenel, il y a deux sortes d'autorité : une autorité qui dit non et une autorité qui dit oui. C'est bien sûr cette seconde forme d'autorité qui est aujourd'hui plébiscitée. Dans l'entreprise comme dans la société tout entière, on souhaite des chefs qui disent oui 6.

 

Un chef qui dit oui n'est pas un supérieur hiérarchique qui, par faiblesse, cède à toutes les demandes et revendications qui lui sont adressées. C'est un supérieur qui donne du sens, désigne une direction, élargit l'horizon des possibles, demande à ses collaborateurs d'oser et d'aller de l'avant. Le chef qui dit oui est celui qui permet aux membres d'une communauté de se projeter ensemble dans un avenir à construire.

Nos contemporains ont le sentiment désagréable d'avoir été simultanément dépossédés de leur passé et de leur avenir au point de se sentir prisonniers d'une sorte d'éternel présent. Comme l'avait bien perçu le philosophe Jean-François Lyotard, la postmodernité est marquée par la disparition des « grands récits » qui permettaient de se situer dans l'histoire et de s'orienter dans la vie 7. C'est d'autant plus vrai que les instances qui, traditionnellement, permettaient de nous hisser au niveau de l'Histoire ont failli. La nation est victime d'une politique dominée par le court terme d'échéances électorales à répétition et dévalorisée par des élites récusant toute notion de « roman national ». Et l'Union européenne - qui longtemps nous a tenu lieu d'horizon -, est en panne et mal adaptée à cet enjeu tant elle représente, dans son essence, une volonté de sortie de l'Histoire.

 

Dans un tel contexte, l'entreprise devra rompre avec les pratiques court-termistes et démontrer qu'elle peut être le lieu où nos contemporains ont la possibilité d'étancher leur soif d'avenir. Auteurs d'une récente enquête de terrain sur l'engagement des salariés vu par les dirigeants, Serge Perrot et Lionel Garreau, enseignants à l'université Paris-Dauphine, soulignent ainsi que l'engagement n'obéit pas tant à une logique de plaisir immédiat qu'à la volonté de se projeter dans un futur désiré 8. Comme l'affirme l'un des dirigeants interrogés : « Pour qu'il y ait engagement, il faut qu'il y ait un projet, une vision, un avenir que l'on construit ensemble. » Le management de demain devra comprendre que les hommes et les femmes qui s'engagent dans le travail le font avant tout pour atteindre un objectif supérieur qui leur permet de s'accomplir et de reprendre, par leur engagement, la maîtrise d'un destin qui, sinon, leur échapperait.

Pour une entreprise vraiment libérée

Les managers ont sur nombre de nos contemporains l'immense avantage d'avoir une connaissance aiguë de la nature humaine. Ils savent que les hommes et les femmes sont capables du meilleur comme du pire. Mieux : jour après jour, ils ont appris à en tirer le meilleur. Cette expérience unique les protège contre les modes éphémères qui, les unes après les autres, balayent l'entreprise et la société à grand renfort de concepts creux et ronflants.

 

Les managers ne se payent pas de mots. Aux idéologies, ils opposent l'anthropologie et un bon sens libérateur. Il serait bon de les écouter. Car de la sorte, pour reprendre un concept à la mode, l'entreprise serait vraiment libérée : libérée des illusions financières, des délires technocratiques, des lubies sociétales, des utopies technologiques et des tocades de consultants?! l

Philippe Schleiter

Fondateur et directeur associé du cabinet Delta Lead.

Il a publié notamment :? Management, le grand retour du réel, VA, 2017.

1

Michael C. Jensen et William H. Meckling, « Theory of the Firm : Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure », Journal of Financial Economics, vol 3, no 4,

1976, pp. 305-360.

2

Xavier Fontanet, Si on faisait confiance aux entrepreneurs. L'entreprise française et la mondialisation, les Belles Lettres, « Manitoba », 2010.

3

Didier Pitelet, Le prix de la confiance. Une révolution humaine au cœur de l'entreprise, Eyrolles, 2013.

4

Daniel Gilbert, « The Science Behind the Smile », Harvard Business Review, janvier-février 2012, https://hbr.org/2012/01/the-science-behind-the-smile.

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